L'effet de l'ivresse est d'abolir les scrupules du sentiment

Beaucoup s'en doutent depuis un bon moment.
D'autres se le cachaient pour y croire encore.

On a tenté plusieurs manoeuvre de réanimation?
Massage cardiaque, insufflation, et autre tripotage peu courtois.

Rien n'y a fait.

On s'est fait beaucoup de mal ces derniers temps.
Beaucoup de mal a s'acharner.

Le concept de Munuroe avait un potentiel, mais nous, avions nous vraiment la compétence …

Je repensais à ce que quelqu'un nous a dit en claquant la porte. D'ailleurs, un écho s'est glissé par la fenêtre après son départ en haussant les épaules et en dandinant du cul : Nous sommes fragiles et vacillants comme la flamme d'une bougie, trop instables pour qu'on y consacre son énergie créatrice.
C'est difficile de répondre à un écho. ça vient de loin, c'est aussi franc qu'un …

C'était le début de soirée, dans un de ces rades populaires.
Vous savez, le genre de bistrot qui profite de la rénovation du quartier pour améliorer subrepticement sa clientèle (et ses tarifs).

On devinait à certains détails que cette taverne avait été, dans un passé plutôt récent, un vrai coupe gorge, probable dépotoir nocturne pour déchets urbains : traces brunâtres sur les murs, rainures du parquet encore emplies de mauvaise sciure; stries sur les tables dues à d'innombrables lames, odeur tenace de chou cuit et de vieux vomi....

Mais aujourd'hui, le quartier des entreponts s'était amélioré, les prix avaient augmenté et les parias s'étaient éloignés vers les docks.
Du coup, la clientèle de ce soir se composait de manutentionnaires accrochés à leur dernière chopine, avec un manque d'envie évident de rentrer retrouver bobonne, de radasses défraichies mais avec encore de beaux restes, de jeunes bourgeois aux yeux brillants qui commandent des alcools forts en pensant s'encanailler, de la faune minable des petits escrocs, vendeurs, tricheurs, proxos trainant leur regard vide dans l'espoir de gagner quelques biftons sans trop se fouler.
Dont je.

Accroupi sur une chaise manifestement non étudiée pour l'anatomie ratling, les bras ballant et le cerveau vide, sans projet, sans même l'envie d'afficher un air mi narquois mi agressif, pour vous dire.

J'en étais à me demander si mon programme des prochaines heures consisterait à l'ingurgitation forcenée et méthodique d'alcools exotiques (portion pour géant) ou, plus sérieusement, à aller proposer mes services au groupe de jeunes richards qui gloussaient nerveusement en se poussant du coude.

Quand elle est apparue.
Enfin, plus précisément, elle s'est faite entendre d'abord.

Je vous offre un verre ?

J'ai levé les yeux, m'attendant à une vieille gourgandine ayant raté un pari avec ses collègues et obligée de venir me taper la conversation.
Et je l'ai vu.
mon regard qui se pose sur elle. Plusieurs regard. Quasi simultanés.

Le regard...
...animal, instinctif qui cherche à déterminer : une proie ? un danger ? Regard qui virevolte alors que le cœur s'accélère, qui fonce vers les différentes sorties, calcule rapidement le meilleur itinéraire de fuite avant de se déposer sur la silhouette : détendue, le visage : à moitié souriant, les yeux :amusés. Rassuré, le regard animal se transforme en regard du..

mâle, hormonal, qui s'attarde sur les courbes, sur le cou gracile prolongeant un décolleté accueillant, glisse sur le ventre plat, s'amuse sur le toboggan des hanches pour atterrir sur les cuisses fuselées. Humaine. Jeune. Appétissante. Fraîche. Et forcément le regard devient...

..professionnel. Il soupèse, il calcule. Risques (On cherche les armes, on soupèse les muscles) et bénéfices (jeune, sexy, humaine). Profit. Gain. . Mais ce soir, il n'a pas la tête à ça. Alors le regard devient...

... sociable. Presque souriant On oserait même dire amical si on ne prenait pas garde à sa réputation. La solitude n'est pas l'état naturel d'un ratling et refuser un moment de picole n'est pas vraiment envisageable.

Je vous remercie. Avec plaisir. A condition que vous partagiez ma table. Je vous en prie, installez vous...

Elle déposa les deux verres sur la table (portion pour géant) et plantant son regard dans le sien, s'exécuta nonchalamment. Elle n'aimait pas qu'on la "prie", et ce ton, et ces yeux. Mais l'animal était de belle taille. De belle réputation aussi. Quelques échos étaient parvenus à ces oreilles de provinciale. Et assis à cette table, elle n'avait pas mis longtemps à reconnaître le dénommé Vladi Raspoutine. La Strychnine pour les intimes. Une des figures de proues de la pègre (sous-terraine) Lonedonienne...
Un maître à penser...

Cela faisait déjà quelques temps qu'elle l'observait, accoudée au bar non loin de là. Perdue dans la foule des néo-citadins dont elle faisait parti. Ce ratling avait l'air de s'ennuyer ferme. Mis à part les quelques regards qu'il lançait sur les seules femmes dignes d'intérêt du tripot.
Dès qu'il se mit à la détailler, elle reconnut l'œil du professionnel. Non pas que sa réputation ne soit plus à faire. Plutôt que, même si elle avait éxercée ses talents en solo, les souteneurs de ses collègues l'avaient plusieurs fois approchée. Et à coup de refus catégoriques, elle avait fini par les reconnaître dès qu'ils s'approchaient de trop près.
Une seule chose différenciait celui-ci des autres. La prestance. Le tout Lonedonne vibrait à la lecture des journaux. Où la plupart du temps s'imprimait le nom de La Strychnine. Toujours insoupçonnable. Toujours innattaquable. Virevoltant à travers les filets des flics. Un petit bijou d'escroc.

Elle se surprit à le trouver un peu trop gras aux encoignures. Un peu trop sûr de lui. Un peu trop animal. Ratling quoi...
Elle vida son verre, aussi rapidement qu'elle était apparue. Et s'amusa d'autant plus de se sentir soupeser, comme la vulgaire prostituée qu'elle avait été. Oh, pardon, le mot n'est peut-être pas approprié aux oreilles fragiles. Quoiqu'il en soit c'est celui qui s'approche le plus de la vérité, ne vous en déplaise.
Ses doigts jouaient sur la chope. Et le silence qu'elle avait installée lui laissait tout loisir de distinguer sur le visage de l'autre, une certaine forme d'agacement. Manifestement, il s'attendait à autre chose de sa part. Elle lui rendait chaque regard, avec la même bonhommie.

Pour finalement rompre le silence par un, simple, mais légèrement désuet:
" Enchantée. Mörphyn. Et... Non, non, ne dites rien. La Strychnine. On vous repère de loin. Sans doute parce que votre séjour au Bloc B vous a rendu plus gras que sur les derniers clichés. La graisse attire toujours l'oeil à ce qu'il paraît. Sans doute une des raison pour lesquels vous ne m'aviez pas vu. "

Elle savoura son petit effet, avec humilité. Sachant déjà que la partie n'était pas gagnée. Le ratling n'était pas du genre à se laisser faire. La réplique acerbe viendrait. Mais elle l'attendait de pied ferme.
Le jeu promettait d'être excitant...

Et elle s'assoit, en face de moi, après avoir posé la chope avec rudesse devant moi.
Énergique et volontaire. Bien.

Ensuite le silence.
Mademoiselle sirote son cocktail rougeâtre en me regardant avec un air narquois.
Mais le regard la trahit.
Je connais ce regard. On le rencontre chez les flics intègres en fin de carrière. Chez les enfants violentés. Chez les réfugiés. Et chez les tapineuses qui ont commencé trop jeunes.
Un regard éteint. Désabusé. Qui en a trop vu, et du pas joli. Les yeux qui restent maussades même quand le sourire, plus bas, est éclatant.

L'espace d'un instant, je crois qu'elle vient me racoler, en quête de la mitraille nécessaire à sa dose du soir. Et ça m'agace.
Mais, alors que le silence se prolonge, je distingue dans ce regard usé, au fond des pupilles, comme de lointains et épisodiques éclairs. De violentes lueurs. Comme un orage d'été qui se cache en fin d'après midi après une chaude journée.
Et ca me rassure.
Bizarrement
Et ça m'intrigue.

Elle n'a pas l'air de chercher un protecteur. Alors quoi ?

Puis sa voix légèrement âpre résonne.

...

Bon.... La joute donc.

On grossit rarement en prison, Mademoiselle.
Rester policé. Ca va l'énerver.
Vous vous en rendrez peut être compte...un jour...

Gras ? Il faudrait que vous m'examiniez de plus près... mais c'est de l'ordre du possible, je peux faire un effort....

Mais je vois que vous connaissez mon nom. Vous avez du entendre parler de moi. Que des bobards et des affabulations, à coup sûr.

En effet, je ne vous avais pas remarqué.
Mais je ne sais si c'est votre minceur ou vous aspect quelconque et provincial qui vous a rendu invisible.
Mais je suppose, Mademoiselle Mörphyn, que vous ne m'avez pas abordé pour me parler bourrelets et régime ?
Votre verre est vide..

Un geste, un mouvement de tête en direction du comptoir et deux verres pleins se matérialisent sur la table.

S'il te plait. Etonne moi.

Elle rougit légèrement. Simple réaction au "Mademoiselle". Tellement de temps qu'on ne l'avait plus appelé ainsi. On aurait presque pu prendre le ratling pour un gentleman. Presque. Mais ça aurait été mal le connaître. Et surtout courir à sa fin. Alors qu'on venait à peine d'entamer la partie, cela aurait été bien dommage.
Elle se ressaisit. Dé-rougit. Et admira le niveau oratoire de son "adversaire". Il était presque à la hauteur de ses espérances. Juste presque. Dommage, mais tant pis. Ne restait plus qu'à s'amuser. Et le "voire plus", vu les affinités, il restait encore de gros doutes...

Elle leva un sourcil. L'air interrogateur. Elle posa son regard sur la bouche de l'énergumène. Mon dieu, relève les yeux bien vite! Ce qu'elle fit. Effleurant à nouveau l'expression de son visage. Ne put douter. La Strychnine faisait dans la retenue. Le Sieur devait penser que jamais Mademoiselle pourrait l'égaler! Il avait sans doute raison. Elle n'était pas à la taille. Et comme il lui rappela aimablement, elle n'était qu'une provinciale. Alors, elle attaquerait avec ses armes. Charme et folie.

Elle but le contenu du deuxième verre avec autant de rapidité que le premier.

" Détrompez-vous Monsieur. On grossit facilement en prison lorsqu’on a sut s’imposer aux côtés d’un des principaux gangs. Et connaissant vos capacités, aucun doute que vous avez su approcher non pas L’UN des principaux, mais LE principal gang. "

Elle passa sur les commentaires douteux concernant ses propres formes. Ou cette aspect quelconque. Quoique.

" Aspect quelconque et provincial qui vous a pourtant donner, oh bien sûr, l'espace d'un instant, le regard d'un mâle, instinctif, et appréciateur. Ce qui somme toute jure avec vos derniers propos.
Mentez et vous courrez à votre perte... "

Le temps passait. Et vint l'heure où sonna la question fatidique. Somme toute sans réponse. C'était d'ailleurs là tout le challenge. Trouver à répondre alors qu'il n'y avait rien.
A nouveau, un silence. Ni gêné, ni concupiscent. Elle semblait ne pas réfléchir. Et ses yeux tendrement se posaient sur le corps du ratling. Elle n'y trouva pas ce qu'elle cherchait. Juste assez de muscles pour pouvoir prétendre au rang qu'il avait atteint.

" Non, en effet. "

Elle marqua une pause, réfléchit à ce qui ferait le plus d'effet. Lui sortir de but en blanc qu'elle comptait glisser dans son lit, la Strychnine en personne et devenir ainsi LA concubine du phénomène des égoûts. Non, ça aurait été de fort mauvais goût. Et très prétentieux. Un tel personnage ne se contente pas que d'une femme.
Alors quoi?
Anh, nan, mais c'est juste parce que vous avez un cul à se damner, et que... Mouais, bof, hein, vous êtes d'accord avec moi.
Minauder, faire la jeune fille enamourachée du grand vilain. A d'autres. (D'ailleurs, elle avait lu quelque part que le rôle était déjà pris.)
Bon, alors mieux valait s'en tenir au strict minimum.

" Considérez donc cette discussion comme la rencontre entre LE mafieux du secteur et LA débauchée de province. Fort heureusement, bien assagie. "

Elle lui lança un petit sourire, empli d'ironie. Et baissa la tête.
Second round...

Je la remercierais presque. De m'avoir abordé. D'être là, comme elle est. Mais ça ne se fait pas. Enfin, moi, je ne le fais pas.

Je ne relève pas l'allusion au gang. Prudence est mère de sureté et la Sureté, justement, je n'ai pas envie d'y retourner... On a déjà vu des flics intelligents, même si ça ne court pas les rues, il est vrai.

La nuit tombe, tranquillement, en prenant son temps. Le patron allume nonchalamment lampes et bougies. Les ouvriers sérieux, ou amoureux, rentrent chez eux après une ultime partie de dés. Les autres, les pochtrons, resteront jusqu'à se faire vider à la fermeture.
Le groupe de jeunes friqués s'anime et autour de leur table, dans l'ombre, le troupeau de hyènes se rapproche discrètement.

Un signe, deux autres verres.

Le silence ne la gène pas, c'est un bon point, je suis fatigué des jacasseuses. Je profite de cette pause dans la conversation pour la contempler, à la lueur orangée de la lampe qui grésille.
Non, pas quelconque, il faut le reconnaitre. Je le reconnais d'ailleurs, d'un regard appréciateur.

.... la rencontre entre LE mafieux du secteur et LA débauchée de province. Fort heureusement, bien assagie ....

Le mafieux ? Hum... Dans une ville où même les dieux se livrent au racket, nombreux sont ceux qui peuvent se prévaloir de ce titre.... Certains ne s'en privent pas d'ailleurs, ne serait-ce que pour séduire les péronnelles....

Une débauchée provinciale assagie ? Voilà qui me change... Habituellement, je rencontre plutôt des sages provinciales qui rapidement, après quelques... stages de formations.... sombrent dans la débauche.... Rencontrer une .. repentie.... est plutôt insolite.

Heureusement assagie, dites vous. Permettez moi de ne pas partager ce point de vue.... J'aurais sans doute eu plaisir à partager un moment... intime...avec la débauchée que vous étiez... (oui, tu peux prendre ça pour un compliment...) Mais c'est une époque révolue, dites vous et je n'ai pas de gout pour la contrainte... ce soir. (Toujours laisser planer la tension. Le danger est érotique)

Et qu'est-ce qui vous a fait quitter votre riante province natale ? La recherche d'un emploi peut être ? Ou la quête d'aventures palpitantes dans la sombre Babylone ?

Allez, Miss Mörphyn.. Livre toi... Donne toi.. Ouvre toi....

Un troisième verre s'offrait à elle. L'achever comme les deux précédents? Pourquoi pas... Ce qu'elle s'apprêtait d'ailleurs à faire. Elle hésitait. Malgré l'habitude, mieux valait se méfier. L'alcool a tendance à être un désinhibateur facile. Autant éviter de trop se laisser aller avec cet individu. Bon...
Les doigts qui pianotent sur le bord du verre. Pas de stress, non. Juste une façon d'occuper ses mains, et par la même occasion d'énerver légèrement l'autre. Parce que c'est en général l'effet que cela provoque. Un agacement rapide. Un petit avantage sur son adversaire? Qui sait... Ca serait sans doute un peu facile. Mais, pourquoi pas.

Les compliments ne l'atteindront pas. Elle a depuis longtemps appris à les ignorer. Aucun battement de cil, de coeur. Rien.
Même l'allusion aux desseins du ratling si proche des siens ne font que l'effleurer.
La tension par contre si... Elle aime. Se sentir prise entre deux eaux, ne sachant si l'on ment ou si l'on dit vrai. L'autre a l'air d'apprécier aussi. La Strychnine amateur de danger? Vraiment? Presque étonnant!

La question suivante la fit sourire. Cette fois, aucune hésitation. Pas de fierté, pas d'humilité. Et droit dans les yeux, le constat aussi simple que déroutant.

" Ma province natale est loin d'être riante. Disons que si j'y avais prolongé mon séjour, je serais sans doute aller faire un tour en prison. Les autorités ont tendance à peu apprécier les brasiers. Surtout quand ils emportent dans leurs flammes, deux braves paysans. Mes parents en l'occurrence.
D'abord une question de nécessité donc. Quoique, l'ambition aussi... "

La présence tranquille frappait. Aucun semblant de repentir, aucun soupçon de regrets ou de sentiment.
Et le silence à nouveau.
Les doigts s'arrêtèrent. Elle plongea délicieusement son regard dans celui du ratling, et ses lèvres dans l'alcool.

Enfin elle se livre. Prometteur.... Pour la suite, pour la nuit qui ne fait que commencer.
C'est une danse, une lutte, une ordalie amorale dont je ne sais si elle finira dans la douleur ou le plaisir.

Elle émet et je reçois, Elle donne et j'accepte.
L'information, tout d'abord. Ce qui est dit. Ce qui est tu. Ce qu'elle veut que je devine. Ce qu'elle cache.
Je suis étonné, c'est vrai, et je le montre. A quoi bon jouer les blasés ?

Surpris, non pas par le meurtre des parents que j'imagine obscènes et nauséabonds. Mais par la méthode employée. Le feu, l'odeur de viande grillée, les hurlements qui ne semblent jamais finir, les contorsions grotesques des membres racornis pareils a des brandons...
Un tempérament passionné... Je regarde différemment les allumettes qui dépassent de son décolleté.
Et une bouffée de désir soudain m'envahit, induration du bas ventre. Mais ça, je ne le laisse pas paraitre.

Et, aussi important que ce qui est dit, le langage non verbal.

Si elle avait montré la moindre trace de fierté, la moindre once de gloriole quant à son exploit, je l'aurais écrasée comme une punaise malfaisante. J'ai toujours détesté les psychopathes, ils me ressemblent trop.
Si elle avait laissé transparaitre du remords, des regrets, je l'aurais proprement emballée et vendue à un quelconque bourgeois gras et libidineux. Les héroïnes avec des principes ne font pas long feu dans les bas fonds de Lonedonne- la perverse.

Mais son visage reste neutre, seuls les yeux brillent mais il m'est difficile de deviner l'origine de cet éclat. Alors je l'admire.
Désir, admiration. Cocktail dangereux.

Alors je me protège, mes yeux dans les siens. J'attrape négligemment une allumette dans son corsage, lui frôlant les seins, caresse amusée plus que réelle possession puis allume un cigare. Je ne lui en propose pas. Exprès.

Une pyromane... Un tempérament de feu.. J'apprécie, vraiment... Je n'ai jamais eu peur de m'enflammer....
L'ambition dites vous... Voilà qui est intéressant. Et quelle est donc cette ambition ? Trouver un riche ..."mari"... Je sais, je pose beaucoup de questions mais que voulez vous..vous m'intéressez...

Un aveu, quand même. Espérons que je ne le regrette pas... Espérons le pour elle....

Sa boisson finit, elle reposa le verre vide sur la table. Le liquide humectait encore un peu ses lèvres, elle promena un doigt sur leur pourtour pour en effacer la trace. Le regard brillant qu'elle avait plongé dans celui du ratling quitta son adversaire et vint se poser dans le vide de la taverne.

Ne pas rougir. Rougir de colère bien entendu.
Pourquoi, toujours cette tendance à se sentir tout permis? Elle...

Finalement, non. La délicatesse de ne pas s'aventurer plus avant. De ne pas s'imposer, simplement d'effleurer. Il est... différent.
Ce n'est pas vraiment le mot. Mais, elle n'en trouve pas d'autres.
C'est un joueur. Un beau joueur. Elle serait presque contente d'avoir trouvé un adversaire à sa hauteur. Ou presque, à sa hauteur...

Plus de colère. Juste une flamme ironique. Et le cigare qui se consume. Sans qu'il ne lui propose.

Elle se trouve soudainement bien niaise. Contente? Mais ce mot n'est connu que des mijaurées. Une forme de satisfaction suffirait amplement.
On ne peut être que satisfait quand le combat en vaut la peine.

Un aveu. Un sourire se dessina sur ses lèvres. Peut-être que la première joute serait la bonne. Peut-être qu'elle pourrait rêver à plus loin, à plus haut. Peut-être, la victoire. Dans la douleur. Ou le plaisir. Ou les deux.

Ce silence a nouveau.
C'était sa drogue à elle. La seule manière qu'elle avait trouvé pour conserver distance et mystère. Les non-dits, le silence. Rare était ceux qui les appréciait, ces instants où personne ne dit mot. Certains allaient même jusqu'à être gênés. Les gens sont parfois étranges. Ils passent à côté d'instants de paix et après se plaignent du jacassement incessant.
Qu'ils apprennent à se taire!

Sa bouche retrouva son inclinaison normal. Après le sourire, la moue moqueuse. Une virgule dessinant ses joues, ses fossettes. De celles qui laissent de jolies pattes d'oies au coin de vos lèvres.
Des rides pour dire plus clairement.
Paraît que les rides c'est moche! Ben tant pis.
Les siennes sont discrètes, emplies de cynisme. (De non-dits...)

Mais tellement d'erreurs dans ce qu'il dit.

" Je ne suis pas une pyromane. Je n'ai choisi le feu que pour des raisons purement pratiques.
Je n'ai pas non plus un tempérament de feu. Le feu s'agite, le feu crépite, le feu se montre, le feu est prétentieux, le feu est un spectacle. Disons plutôt que le feu est ma digne moitié. Je suis... de glace. "

Elle émit un petit rire narquois. Se trouva quelque peu prétentieuse. Et vraiment trop bavarde. Le jeu devenait dangereux. Elle se livrait trop.
Et cette fumée qui s'élève dans l'atmosphère déjà moite de la taverne...

Elle se pencha par dessus la table, et pris la cigare entre les lèvres de La Strychnine. Pour le porter aux siennes. Elle se rassit sur sa chaise. Tranquillement. Ses yeux à nouveau posés dans les siens. Une lueur moqueuse au fond de son iris. Et le cigare entre ses doigts.

" Qui a dit que mon ambition se limitait à un seul but? Mais, en effet. Un mari fortuné entre autres. Si possible âgé. Ou très malade. Quoiqu'il en soit, je pourrais m'arranger autrement. Mais le mieux serait que cela paraisse naturel...
Même si l'argent ne fait pas le bonheur, il a le mérite de faire la fortune. C'est déjà un grand pas. L'argent intéresse tout le monde. Et encore plus à Lonedonne, ou dans les tréfonds de la capitale... "

Elle se pencha légèrement en arrière. Se balança sur sa chaise. En équilibre, continua sa diatribe.
Trop bavarde? Oui.
Mais, elle passerait la prochaine journée dans le silence. Pour rattraper, le temps perdu...

" D'autres ambitions... Plus personnelles aussi...
Mais, parlez-moi de vous. Les gros titres des journaux ne suffisent pas à définir votre personnalité, si? "

La nuit est tombée et son visage n'est éclairé que par la lumière tremblotante des lampes. Peau laiteuse comme léchée par les flammes et les deux puits sombres des yeux.

Dans le coin opposé, les hyènes ont fini d'encercler le groupe de riches niaiseux et la curée commence : froufrous des galantes, ricanements des aigrefins, promesses doucereuses des proxos.
Une nuit comme une autre.

Pas tout à fait, quand même. Car ce soir, cette fille s'est assise à ma table.

Un instant, j'ai été curieux.
Un instant, j'ai eu du désir.
Plus maintenant.

Il a suffi de quelques verres, d'une ou deux provocations, de quelques remarques faussement stupides....

Sa poitrine est belle, elle est désirable mais....

Une aguicheuse. Une poseuse.

Oui, tu as raison, Petite, de cacher ton embarras derrière la jolie fossette de ton sourire cynique.
De la glace, en effet. Le genre qui joue les poupées amorphes en vous regardant d'un air dédaigneux pendant que vous la besognez. Le genre qui doit aimer les trucs spéciaux. Une cérébrale.

Je jouis du silence, avec elle, moment partagé alors même que nous nous jaugeons. Comme une trêve tacite. Le repos du guerrier.... En quelque sorte.

Elle en a trop relevé, elle me questionne. Allons-y, donc..

J'ai bien peur que si.. Vous savez, on est ce que les autres veulent que vous soyez... Dans ma branche, l'important est la réputation, vous vous doutez bien. On a réussi quand notre parole suffit. Qu'elle soit menace ou promesse. Alors, peu importe qui je suis, peu importe qui est Vladi Raspoutine. Aux yeux du commun, seul compte la Strychnine.
Et à vos yeux aussi. Ce qui vous a poussé à cette table, c'est les gros titres, n'est-ce pas ? Les gros titres et vos... ambitions...

Je ne lui laisse pas le temps de répondre, rétorquer, continuer ce combat. Je l'entraine ailleurs.
Ce n'est qu'une allumeuse mais elle est intelligente. Il faudra probablement la mater un jour ou l'autre mais pour l'instant....

Que diriez vous, Miss Mörphyn, d'une association ? Vos talents pour le verbe et le bucher pourraient m'être utile... Strychnine, Mörphyn, une association d'alcaloïdes...

Voilà. Accepte ou refuse, peu importe, ce qui importe, c'est ce que tu vas dévoiler : es tu ou non surprise d'une telle proposition ?
Ensuite, j'aviserai....

Quelque chose a changé. Dans son regard, son attitude, sa façon de rompre le silence.
Ne te fatigue pas, va. Elle a compris. Maman serait fière d'elle. Son éducation a porté ses fruits. Elle est devenue aux yeux de tous ce qu'elle voulait. Une pute. Différente. Et encore. Une pute reste une pute. Même dans le repentir.

Le combat vient de se terminer.
Ou non... Il ne fait que commencer.

Comme tous les autres. Le résultat sera l'anonymat.
Comme tous les autres. La pute l'emportera.
Comme tous les autres. De glace, elle restera.

Elle l'écoute. Posément. Le dédain résonne comme jamais. Il est bel et bien différent. Surtout différent de ce qu'en dise les gens.
Car il est déçu...
Et dans les journaux, jamais, on évoque les déceptions des chefs de gang. Jamais. Parce que les chefs de gang se doivent d'être des êtres sans scrupules. Infaillibles.
Les gens ont tord. Même elle a eu tord. Et lui aussi.

Oh, pas sur toute la ligne, non, bien sûr.
Évidemment. Les gros titres. L'ambition. Comment croit-il qu'une provinciale comme elle aurait pu approcher le "grand monde"? Sans les gros titres ou l'ambition.
Forcément.
Mais... Justement. Les gros titres c'étaient un joli prétexte. Universel. On cherche toujours à approcher quelqu'un de meilleur, de plus haut placé, de reconnu. Souvent pour s'appuyer dessus et ensuite l'écraser.
Et non. Raté cher ratling.
Elle n'a pas (ou plus) besoin des autres pour y arriver, au sommet. Mais il est tellement plus rassurant pour vous, justement, qu'elle vous laisse y croire. A ce besoin de vous. Pour qui la prendriez-vous sinon? Une prétentieuse, ni plus, ni moins.

Elle a froid...
Soudainement, très froid...
Ses mots ne l'atteignent plus. Elle a déjà donné, merci.

La Strychnine versus Mörphyn.
La bonne blague. Le match était truqué. Les adversaires n'étaient pas les bons. Elle voulait joué à Vladi Raspoutine contre Piping. Raté.

De glace...

Gagné. Perdu. Tant pis. Tant mieux.
Reste que l'humilité ne viendrait pas aujourd'hui.
Reste que le moment où elle se livrerait, elle, pas ce nom truqué qu'elle avait inventé pour se masquer, comme le rouge sur ses lèvres. Ce moment, n'était pas encore venu.
Reste que sa réputation n'avait pas failli.

Elle se leva. Ne frissonne pas. Ne montre pas. Ce froid. Tu le sais, sans le feu, tu es faible. Sourit. Voilà, comme ça.
Elle écrasa le cigare dans le cendrier, le fit tourner entre ses doigts pour bien l'éteindre, et le posa délicatement dans le récipient. Les allumettes glissèrent négligemment au creux de ses seins.
Il fallait répondre. Au moins un mot. Pour ne pas perdre la face. Le dernier mot.

" Non. Merci. "

Évite ses yeux. Bien.
Elle glissa ses doigts autour du verre, le monta à ses lèvres, avala la dernière goutte. Le fond du fond.

Et finalement...
Un regard sur lui. Il était... presque différent. Puisqu'il s'était trompé. Comme tous les autres.
Un sourire. Pâle mais franc. Normal, elle avait froid. Son corps n'attendait que l'allumette qui ferait crépiter les flammes, et brûlerait son corps d'une force nouvelle.

C'était une faveur. Papa. Maman. Que je vous ai accordé. Pour que vous puissiez partager. Mes instants de bonheur à moi. Les flammes...

Elle se retourna. N'ajouta rien de plus. Alla déposer le verre au comptoir, régla les boissons. Pour eux deux. Polie.
Elle se redressa doucement. Son dos ne devait pas se voûter. Elle devait garder sa fierté. Personne ne saurait. Personne.

Un sourire nouveau éclaira son visage. Dans quelques instants, elle brûlerait... Heureuse, et apaisée.
Réputation, gloire, ambition et pouvoir.
Comme tout le monde, et plus encore.

L'humaine claqua la porte derrière elle. Avec la rage de l'envie.
La poubelle qui se trouvait là ne fit pas long feu... (C'est le cas de le dire!)

Je la vois se refermer, comme un voile sombre se posant délicatement sur son visage et ternissant son regard.

Avant même qu'elle parle, je connais la réponse.

Elle n'a pas été surprise, en fin de compte. Seulement blessée. Seulement amère et désespérée.

Elle ne m'a pas compris.
Je ne l'ai pas comprise.

Deux projectiles dont la trajectoire se croise un instant, se frôlent, espèrent avant de s'éloigner, le cœur serré de l'occasion manquée.

Alors je garde le silence quand elle refuse. Garde le silence quand elle se lève sans me regarder. Garde le silence quand elle se dirige vers le comptoir, puis vers la porte.
Je n'ai pas répondu à son triste sourire, mon air est resté impassible, comme non concerné. Je suis un bon comédien.

La porte s'ouvre.
Attend...

Trop tard.

Avec un soupir, je finis mon verre. Puis me tourne vers les bourgeois avinés.
Les affaires.....