Quêteurs de vérité, approchez...[ouvert]

Beaucoup s'en doutent depuis un bon moment.
D'autres se le cachaient pour y croire encore.

On a tenté plusieurs manoeuvre de réanimation?
Massage cardiaque, insufflation, et autre tripotage peu courtois.

Rien n'y a fait.

On s'est fait beaucoup de mal ces derniers temps.
Beaucoup de mal a s'acharner.

Le concept de Munuroe avait un potentiel, mais nous, avions nous vraiment la compétence …

Je repensais à ce que quelqu'un nous a dit en claquant la porte. D'ailleurs, un écho s'est glissé par la fenêtre après son départ en haussant les épaules et en dandinant du cul : Nous sommes fragiles et vacillants comme la flamme d'une bougie, trop instables pour qu'on y consacre son énergie créatrice.
C'est difficile de répondre à un écho. ça vient de loin, c'est aussi franc qu'un …

Cruiiii... Cruiiiii... Cruiiiii ...

Les roues de métal du chariot ont besoin de graisse sur leurs essieux. A chaque pas que je fais, c'est une plainte déchirante que pousse les mécanismes mis à mal par le temps et l'humidité de LoneDonne. Ah ça, si on n'aime pas l'humidité, il ne vaut mieux pas aller en ville, encore moins à la tombée de la nuit, quand toutes les particules qu'accumule l'air de la journée semblent retomber sous forme de gouttelettes grasses et huileuses. Ca dégoutte des toits, des tuiles glissantes des greniers peu étanches, ça tombe avec force dans les flaques de boue, et tâche le bas de ma robe. Les volants de toile ocre frôlent le sol sans bruit. Mes pieds chaussés de sandales de cuir se posent silencieusement à terre. Malgré ma grande taille, je pourrais passer inaperçue dans mes vêtements ternes et amples, si mon chariot ne grinçait pas tant. Mais même le miaulement du métal qui proteste se fond à merveille dans ce décor sordides de ruelles tortueuses, tout comme moi. Une miséreuse de plus, arpentant les bas-fond de la ville, avec ses longs cheveux hirsutes et son chariot qui grince.

Cruiiiii... Cruiiii... Cruiiii...

Miséreuse, je ne le suis pas. Ou je pourrais ne pas l'être. Les trafics en tous genres vont bon train à LoneDonne, plus que dans n'importe quelle ville, et j'en connais un rayon sur les substances recherchées par la majorité de ces gangs de rue. La campagne et ses plantations qui fricotent avec les sombres affaires urbaines... Où va le monde, Dieu, je me le demande. Voilà tout ce qui fait la différence entre une miséreuse et moi.
J'ai arrêté mon chariot sous une avancée de toit, quelques mètres en face d'une taverne, à l'abri de la pluie qui commence à tomber. La fin d'après-midi est passée depuis longtemps, le crépuscule l'a remplacé, et on voit les premières fenêtres s'éclairer à la façade des maisons biscornues de l'artère. La débauche est au rendez-vous dans ce quartier, toutes les nuits, la clientèle afflue dans cette auberge crasseuse, j'en suis persuadée. J'ai observé les alentours durant la journée. Ce bâtiment est de loin le plus miteux, le plus vulgaire, le plus mal famé de cette partie de la ville, le plus repoussant. Et donc, paradoxalement, le plus attrayant autant pour les poivrots habitués qui viennent quérir leur alcool pour pas cher, autant pour les bourgeois qui viennent s'encanailler avec les créatures de la nuit qui ne sont pas de leur monde, en espérant qu'ici au moins personne de les reconnaîtra. Qu'ils sont ridicules. Ils ont tous la même idée, et certains soirs, la taverne se transformerait en quartier général des nobliaux lonedonniens, si ceux-ci daignaient ôter leur capuche.

Je tire la mienne sur ma tête et m'enveloppe dans les pans de mon manteau. Je ne suis pas venue ici ce soir pour me saouler ou me faire embaucher dans ce rade. Derrière mon chariot, je me sens à ma place. J'attends ceux qui auront l'intelligence de comprendre pourquoi je suis là, car aucune pancarte n'indique ma fonction et je n'irai pas hêler les passants avec des " A la Bonne Aventure ! ", et parmi eux ceux qui auront le courage d'affronter la vérité de leur futur.

Je suis sorti de la taverne au moment où commençaient à affluer tout ce que le quartier comporte d'aigrefins, de demi mondaines et de débauchés.

J'étais fatigué de ces ambiances aux souffles chargés d'alcool, où les rires eux mêmes sont des insultes, où chacun méprise son voisin, foule de solitaires drapés dans leurs névroses avec leur sourire condescendant. Les nobles qui se la jouent bouffons, les gueux qui au fond de leur cœur se prennent pour des empereurs et ces hurlements silencieux qui flottent, mélangés aux fumées et aux haleines : "aime moi !" "donne moi!" "fais moi exister !" "regarde moi, regarde moi" ...

Dehors, la même puanteur, la même atmosphère de choux pourris, de sécrétions corporelles diverses, de fange gluante.

Remontant mon foulard sur mon visage en une vaine tentative de me protéger des miasmes, j'aperçois la carriole.
Tiens, une vendeuse de thé.
Je m'imagine déjà le petit brasero aux charbons rougeoyants, la bouilloire d'étain posée sur la grille et le versement continu tasse, théière, tasse en arabesques gracieuses, le petit verre mousseux tendu contre une piécette.

Du thé, chaud et sucré, âcre et sombre. Voilà ce qu'il me faut.

Je m'approche fouillant déjà dans ma poche quelque monnaie.

Non.
Je me suis trompé.
Pas de braséro, pas de théière.
Apparemment rien à vendre.

Je m'approche, intrigué, de la haute silhouette aux traits dissimulés par une capuche.
Coup d'œil sur la peinture écaillée de la charrette, sur les roues aux essieux légèrement faussés.

Je crois deviner.

Bien, maintenant que je suis là, autant aller au bout.
Et qui sait?
Certaines ont de réels dons.

Quelqu'un approche.

Je ne me risquerai pas à le détailler. L'air s'obscurcit de plus en plus, brouillé d'humidité. Ses vêtements sont sombres, évidemment, discrets, passe-partout. Mais le physique de quelqu'un, son accoutrement, ses gestes en disent si peu sur la personne...
D'un coup d'oeil donc, je ne tirerai pas d'hasardeuses conclusions. Qu'importe, s'il est venu s'octroyer mes services, je saurai tout de lui, plus précisément qu'aucun regard scrutateur ne me l'aura permis.

Malgré ces résolutions, je ne peux m'empêcher de surprendre l'étonnement qui agrandit fugitivement ses pupilles. Que s'attendait-il à trouver sous cet auvent rouge terne ? Une vendeuse de savates aux mains couvertes de gerçures, à force de travailler le cuir en extérieur par tous les temps ? Une quelconque entremetteuse, peut-être une de ces artistes éphémères qui ornent la peau de leurs clients d'arabesques tracées à l'onguent ? Une bijoutière un peu miteuse afin d'offrir à une demoiselle une breloque peu coûteuse ?

Et puis, pourquoi ces questions... Je saurai tout dans quelques instants.

Je pose sur son visage à moitié mangé par l'obscurité un regard neutre sous ma capuche.

- Avez-vous peur de la vérité ?

Autant l'avertir. J'avertis toujours mes clients. Y'a pas écrit "potiche" à l'enseigne, un incident typiquement munuréen est si vite arrivé, et encore plus un procès pour effets secondaires indésirables non prévenus par le responsable.

Je souris, dissimulé par l'ombre.
La vérité....

La vérité ? La plupart ne me font pas peur...

Je m'approche, tentant de distinguer les traits qui se dissimulent sous l'étoffe.
Une orque ? Une humaine ?
Difficile à dire.
Qu'importe.

Seul le chariot maintenant nous sépare.
Je suis prêt.
Oui, je suis prêt. Confiant.
Mon avenir m'appartient depuis un certain jour et moi seul décide de ma destinée.
La liras tu, Pythie, cette volonté ?

Son regard s'est fait encore plus sombre que la nuit qui obscurcit lentement la ruelle autour d'eux. Ce regard-là est celui qu'elle pose sur les gens lorsqu'elle veut les jauger avant même d'avoir touché leur main. Ses yeux sont écarquillés sous la capuche et sa frange, rideau d'ombre qui n'est pas là par hasard, savamment étudié et entretenu, pour que personne ne perce le regard de celle qui lit dans les cœurs. Il est impossible pour l'homme dont elle connaîtra bientôt le nom de voir les paupières frémissantes d'Erhël et d'imaginer quoi que ce soit de positif ou d'incrédule, sur son regard scrutateur. Cela est nécessaire pour une bonne lecture. Voir les yeux de la voyante n'est jamais bon pour le curieux. En revanche, il n'est pas entièrement impossible de masquer l'étincelle qui couve dans ses yeux caves, étincelle de plus en plus fournie jusqu'à la formation d'un brasier, comme une auréole irisant l'intérieur même de ses iris.
Voir.
Voir au-delà des apparences, sous les vêtements, sous la chair, la transpercer par le regard et mettre à nu ce corps, et dévêtir ce qu'il y a encore plus à l'intérieur, ôter couche par couche tout ce qui trouble l'essence même de l'homme comme on pèlerait un oignon, pour qu'apparaisse la moelle de l'os au grand jour, exposée sans les habituels voiles tissés autour de mensonges et de foutaises. Eclater cette personne dans la lumière de la vérité et la livrer à son être essentiel. Lui faire mal, s'il est trop faible ou trop profondément ancré dans son enveloppe factice pour accepter que ce qu'il est soit exposé au grand jour. Cela arrive souvent. Certains en sont même morts quelques temps plus tard. D'autres ont découvert la félicité la plus complète, mais ce n'est pas sans risques. Quand on enrobe de protection quelque chose, on préserve ainsi sa fragilité, et quand le masque explose, cela peut tuer. Mais elle l'a prévenu, et il dit pouvoir braver les dangers.
Il n'a pas peur, et Erhël le croit, lui.

Ses yeux flanchent sous leur coupole d'obscurité.
Mais le brasier ne faiblit pas. Au contraire.
Il est temps.

Ce soir, elle n'allumera aucune bougie odorante destinée à ammolir l'esprit de l'homme. Elle ne lui fera ingérer aucune décoction qui lui fera se livrer avec plus de spontanéité. Elle veut le creuser elle-même, sans aide. Elle veut s'éprouver, se tester, sur cet homme qui regarde droit. De plus, ce qui traîne vaguement dans son regard et qu'elle a pris pour un soupçon de scepticisme, elle ne supporterait pas de le voir avivé par la présence de boissons et de bougies qu'il pourrait prendre pour une simple mise en scène.

Elle tend sa main par-dessus le guéridon à roulettes.

- Votre main, messire Six.
Et, s'il vous plaît, la droite.

Erhël ne lit que dans la chair, la vraie chair animée de sang et pulsant sous ses doigts. Cet appendice de métal ne l'intéresse pas. Elle aurait préféré un moignon.

La main tendue, elle attend, sans hâte.

Je souris, face à ce tour de forain.
Elle connait mon nom, la belle affaire !!!
Qui ne le connait, ici, depuis mes hurlements déïcides en place publique ?
Et qui n'a jamais vu ma main métalique que je m'amuse à brandir à la face des cieux ?

Alors je lui souris.
Non pas un sourire septique, encore moins suffisant ou incrédule.
Juste un sourire qui dit "ce n'est pas une preuve, pas encore", qui dit "j'attend la suite".

Alors je pose ma main, la droite, la vraie, dans sa paume qui me surprend par sa chaleur.
Et j'agrippe son regard, seule flamme double dans l'ombre du capuchon. Je ne le lâcherai plus.
Etonne moi donc.

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